« J’aimerais écrire une pièce qui ne parle pas de viol, une pièce où les oiseaux gazouillent, les feuilles tombent, la nature est belle… Mais, systématiquement, comme par une espèce de fatalité, je me surprends en train de répondre à cette question que Dieu pose à Caïn : “Qu’as-tu fait de ton frère ?”
Cette question fonde à mon avis la spécificité du théâtre en tant qu’art. Qu’ai-je fait de mon frère ? Ce que j’en ai fait, j’essaie d’en témoigner dans mon théâtre. »
Koffi Kwahulé in Africultures, n°41, L’Africanité en questions
coordonné par Sylvie Chalaye (p.94) Paris, L’Harmattan, octobre 2001
La Mélancolie des barbares est née d’une commande d’écriture de la compagnie Tabula Rasa à l’auteur Koffi Kwahulé. Tout autant polar noir que tragédie mythologique, l’œuvre nous plonge au cœur d’une Cité abstraite qui résonne beaucoup avec notre époque : crise du travail, trafics en tout genre, violences diverses, perversions sexuelles, discours sur la morale et la loi…
Un flic aux accents de prédicateur vient d’être nommé pour rétablir l’ordre.
Il a couvert sa jeune femme, Baby Mo, d’un voile pour la protéger de la souillure du monde et pris sous son aile Zac, le caïd de la cité, pour en faire un « fils spirituel », le sauver de l’égarement et de l’impiété. Mais derrière le voile fragile des apparences, Baby Mo continue d’aimer Zac et Zac se verrait bien en nouveau Scarface… Le drame se noue autour de ces trois figures et l’histoire sombre, par des chemins improbables et incertains, dans les abîmes du mensonge, de la trahison, de la haine et du crime.
Dans une construction en crescendo violent, la fable se mue en un huis-clos glaçant où les rêves des lucioles sont anéantis par l’aveuglement des pères.
Mais le vrai spectacle réside dans le déploiement envoûtant et vénéneux de la langue de Koffi Kwahulé. Elle est portée dans cette création par une équipe de jeunes comédiens entraînés par deux acteurs monstres de la scène française, Mireille Herbstmeyer et Philippe Girard. Une langue lyrique et crue pour dire les fêlures innommables et la schizophrénie d’un monde chancelant et barbare.
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Textes de Koffi Kwahulé
Une création de la compagnie Tabula Rasa
Mise en scène Sébastien Bournac
Collaboration artistique Ali Esmili
Avec François-Xavier Borrel, Marie-Lis Cabrières, Ali Esmili,
Romain Francisco, Fany Germond, Philippe Girard,
Nicolas Giret-Famin, Mireille Herbstmeyer, Lisa Hours
Scénographie Arnaud Lucas
Création lumière Nathalie Perrier
Création sonore Tom A. Reboul
Création vidéo Dominique Réquillard
Création costumes Noémie Le Tily
Photographie François Passerini
Maquillage Catherine Lobgeois
Régie générale Loïc Andraud
Production compagnie Tabula Rasa
Coproduction Scène Nationale d’Albi ; Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées ; La Baleine – Théâtre d’Onet-le-Château ; sortieOuest Domaine départemental de Bayssan (Béziers)
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Soutiens > Odéon – Théâtre de l’Europe, MJC de Rodez
La compagnie Tabula Rasa est conventionnée par la Ville de Toulouse et la Région Midi-Pyrénées. Elle reçoit le soutien du Ministère de la culture / DRAC Midi-Pyrénées, du Conseil Général de l’Aveyron et du Conseil Général de la Haute-Garonne.
Le Groupe Cahors – Fondation MAEC participe depuis 2005 au développement des projets de la compagnie Tabula Rasa.
Le texte de La Mélancolie des barbares est édité aux éditions Théâtrales.
Un décor dépouillé, un terrain vague accidenté, et une angoisse diffuse que soulignent des lumières blafardes obliques, bienvenue dans la cité fantasmée où évoluent les personnages de la pièce de Koffi Kwahulé « La mélancolie des barbares ».
Cette fois-ci, à La Baleine, pour la monter dans une version résolument plus hard et éprouvante, Sébastien Bournac le metteur en scène de la Compagnie Tabula Rasa s’est entouré de comédiens professionnels dont il obtient une intensité dramatique incroyable pour transformer une histoire de passions dévorantes, de jalousies insidieuses, de sexualités ambigües et de rivalités de pouvoirs en un maelström vertigineux qui laisse le spectateur pantois. Les personnages dégoulinent de solitude glauque, de ressentiments tus, de noirceur contagieuse, où personne n’est dupe mais où chacun essaie de survivre en milieu hostile. Chômage endémique, trafics en tout genre, identité féminine bafouée, corruption larvée, insultes récurrentes, bref, une atmosphère délétère de sauvagerie latente ou exacerbée dans laquelle il faut tantôt se mettre à nu dans tous les sens du terme, tantôt faire son outing, où pour exister il faut s’affranchir de tout, au mieux pour trouver une issue possible pour soi, au pire rejeter la faute sur autrui, voilà pour le contexte particulièrement oppressant. Huis clos sartrien, tragédie grecque, western tumultueux ou drame psychanalytique, tout se bouscule, se heurte et se fait écho ou miroir déformant. Il y a des tensions paroxystiques, de la vengeance subliminale, de l’inceste latent, de la bisexualité refoulée, une violence toujours prête à exploser, et pour rendre palpable ce climat plombé et mortifère, une volonté de rupture avec certains codes. Les comédiens se figent longuement face au public, sont plus dans les monologues qui s’ignorent que dans la complicité du verbe, les voix éructent ou se déchaînent, les déplacements dans l’espace du plateau hésitent entre marche triomphale ou fuite désespérée, tout se conjugue pour accentuer malaise et distance.
Un texte hypnotique, des reparties cinglantes, une pièce qui avance au rythme de tableaux successifs, lesquels s’accélèrent toujours plus jusqu’au fatum expiatoire. Manipulation trouble ou innocence originelle, caïd ou prédicateur, ego démesuré ou confiance en soi, tel un nœud gordien inexorable, l’intrigue devient exorciste partagé et douloureux, transcendée par un final sacrificiel en parallèle de la brutalité apocalyptique aveugle made in Scarface.
C’est dire si ce spectacle tendu à l’extrême se révèle être une épopée vénéneuse et crépusculaire dont nul ne sort intact.
Il est comme le bon vin, Sébastien Bournac, il vieillit bien. Ou plutôt ses mises en scène prenant, avec le temps et l’expérience, de plus en plus de corps. Il faut dire qu’il est servi par Koffi Kwahulé, auteur ivoirien à l’écriture charnelle, à la poésie crue et violente, à qui il a passé commande de « la Mélancolie des barbares ». Une pièce qui rappelle par sa dimension lyrique et tragique l’univers de Koltès. On pense à « Quai Ouest »… Une tragédie des temps modernes qui se passe dans une cité où tout le monde se connaît depuis toujours.
Il y a le beau Zac, adulé de tous, qui depuis la mort du père, deale pour faire vivre sa mère et sa soeur et se rêve en « Scarface ». Il y a ce chef de la police, ce «Komissari» prédicateur, à la vision du bien douteuse et à la gâchette facile. Son crédo à lui c’est de prendre sous son aile les jeunes gens en déshérence : il cherche à sauver Zac, tout comme il a sauvé Baby Mo, sa jeune épouse, en la voilant… Il y a donc aussi Baby Mo, en quête de père et de repères et d’un standing social autre que celui de ses origines. Enjeu de cette pièce, Baby Mo est tiraillée entre deux hommes, son «doux» mari droit et rassurant à qui elle est soumise et Zac, son amour de lycée pour lequel elle est prête à tout. Il y a aussi Lulu – incroyable Fany Germond – la soeur de Zac, jeune femme à fleur de peau, qui marquée par la mort du père ne désire qu’honorer sa mémoire et vivre dans la dignité. Ce qui signera sa perte. Et puis, il y a la bande de copains, tout aussi paumés et éponges à toutes les dérives barbares.
Sébastien Bournac s’est entouré de jeunes comédiens, issus pour la plupart de l’Atelier Volant du TNT, emmenés par deux locomotives: Philippe Girard – travaillant avec Stéphane Braunschweig – pour le rôle du «Komissari», et Mireille Herbstmeyer – qui a beaucoup collaboré avec Olivier Py – pour le rôle de la mère de Zac et Lulu. « La Mélancolie des barbares » est un spectacle froid et dérangeant. Dans le petit théâtre du TNT, sur un plateau anti-naturaliste quasi-vide, recouvert juste de sable, montrant le vide intérieur et l’enfermement de personnages en perdition, les acteurs distillent une tension qui ne lâche pas le spectateur. Tragédie grecque, polar, drame passionnel, « la Mélancolie des barbares » est tout cela. Mais il est surtout un théâtre politique, dénonçant les individualismes, l’oppression, l’instrumentalisation où la violence est le seul recours à l’émancipation. Noir. Mais salutaire.
Le titre, d’abord, est une invite à la poésie des larmes. La Mélancolie des barbares : on n’avait rien entendu de plus poétiquement désenchanté depuis les Chants de Maldoror. Puis le rideau se lève sur une sablonnière abandonnée à une bande de jeunes zonards. Décor de bout du monde, vide culturel, cette photographie encore inanimée est le premier tableau de la tragédie qui s’annonce.
Nous sommes plongés dès le début dans une lumière crépusculaire et un silence de plomb. Le doute n’est pas permis. Ça va saigner, ça va faire mal… Trahison, amour, vengeance sont au menu de cette fresque contemporaine d’un monde en décadence.
L’histoire en train de s’écrire est celle de Zac un petit dealer, chef de gang, dont le père, convoyeur de fonds, est mort en service. On le découvre quelque temps après sa rencontre avec le nouveau Komissari, appelé dans la cité pour remettre de l’ordre. Étrangement, et malgré ses activités douteuses, le jeune homme semble totalement entiché de l’étranger. Trouve-t-il en lui une figure paternelle de substitution, un modèle de puissance et donc un exemple à suivre ? Certainement, même si une autre séduction, plus vénéneuse celle-là, semble unir le jeune homme à cette espèce de M. Ouine en armes…
Et puis, il y a Monique (alias Baby Mo), l’ancienne séductrice voilée qui a épousé le Komissari tout en continuant à se mourir d’amour pour Zac. Ajouté à ce trio lié par le vieux scénario du « triangle amoureux », il y a la mère de Zac, trop proche de son fils, tout comme Judicaël l’ami transi, et la sœur Lulu prête à tout au nom du père absent, chacun participant à sa manière au trouble généralisé des sentiments interdits.
Portée par l’écriture puissante de Koffi Kwahulé, à la fois moderne, inventive, et poétique comme la rencontre sublime d’un porc et d’une luciole, la distribution sert plutôt bien le sujet. On sent que le metteur en scène, Sébastien Bournac, dont la direction d’acteurs n’a pas toujours été le point fort, a fini par prendre la tête du gang. Les jeunes acteurs, emmenés par les deux grands comédiens Mireille Herbstmeyer et Philippe Girard, et certainement nourris aux polars américains, composent avec beaucoup d’énergie ces petites frappes à la dérive… Et comme devant une rediffusion de Trainspotting, on frémit de leur liberté sans conscience.
Et que dire de la petite Lulu, la frangine du caïd (admirable Fanny Germond) dont l’apparition fracassante apporte sur le plateau à la fois un souffle de réalisme, un élan de modernité et une sacrée dose d’engagement physique. À travers ce personnage, mais aussi celui de Baby Mo, de la mère de Zac ou encore de la copine de Monique, et grâce à la place que leur accorde la mise en scène, les femmes ne sont pas les faire-valoir habituels des histoires de ce genre, mais des personnages magnifiques de polar, habités, pleins, essentiels à l’émotion comme à l’intrigue.
On rit aussi, comme dans la scène de « l’adresse à Monique », mais d’un rire de noyé, conscient que la tragédie va tout emporter sur son passage… Le Komissari jaloux… Baby Mo à l’orgueil blessé…
Pas besoin de faire un dessin… Depuis l’introduction dans l’espace théâtral des extraits du film Scarface (celui de Brian de Palma avec Al Pacino), la messe est dite. On connaît la fin du scénario, et celle du héros tragique, victime expiatoire d’un monde sans dieu ni maître. Et sans espérance aussi.
En fait, si la Mélancolie des barbares est belle, c’est parce qu’elle réussit, là où les médias chaque jour échouent, c’est-à-dire à parler de politique avec hauteur et justesse. Tout ce qui s’étale, grossièrement, bêtement quelquefois, sur les ondes radio et télévisuelles, jour après jour, est ici évoqué certes frontalement, mais avec cette qualité propre au jeu de scène qui ne ratiocine pas sur tout, et surtout pas sur la souffrance : la jeunesse en détresse, le drame du chômage, les dérives de la moralisation de la pensée dont les premières victimes sont toujours les femmes, le ravage du capitalisme libéral, etc. Même la question du pouvoir de l’image sur l’esprit d’une jeunesse en perdition prend ici une nouvelle dimension, du fait d’être posée au théâtre, dans un autre espace de réflexion, quelque part à mi-chemin entre la réalité de la vie et la fiction cinématographique.
Tout cela rend très douloureux le spectacle de cette jeunesse en équilibre au bord d’un gouffre. Et on a beau nous dire que la cité de Kwahulé est sans nom et sans visages, il nous semble bien la connaître, nous, et très intimement. Enfin, Bournac, lui, parce qu’il est sensible à l’état de santé du monde, en tire un bel ouvrage. Et même si quelques imperfections formelles sont à noter (le texte a quelques longueurs, Zac n’en finit pas de mourir), ce n’est pas grand-chose à côté de la beauté de certains tableaux, et de la performance remarquable des comédiens… Bravo. C’est noir mais c’est juste.