Un comédien. Une parole spontanée qui trébuche, qui raconte quelques souvenirs insignifiants, déroule peu à peu une histoire terrible qui prend à la gorge. Rien ne laisse prédire ce qui arrive, et c’est l’irréparable.
En travaillant sur Fassbinder, Sébastien Bournac a découvert ce témoignage judiciaire bouleversant d’un détenu condamné à perpétuité extrait d’une étude allemande des années 1970, entre sociologie et psychiatrie. Il en a commandé la traduction à Irène Bonnaud.
Dans une trompeuse simplicité, on parcourt la parole brute de Peter Jörnschmidt et les chemins obscurs qui ont conduit au meurtre ce jeune homme comme les autres qui essayait seulement de vivre avec ses contemporains et de s’intégrer.
S’avouer qu’on est un raté c’est difficile ; l’avouer devant des gens qui l’ont toujours su, c’est encore pire.
La création de « À Vie » s’inspire d’un fait réel : en 1968, un jeune allemand, Peter Jörnschmidt, est condamné à perpétuité pour meurtre. Le texte de « À Vie » est son témoignage de vie sous la forme d’une interview, tiré du livre de Klaus Antes et Christiane Ehrhardt, Perpétuité, les protocoles de la détention, étude psychiatrique allemande consacrée à des détenus et traduite de l’allemand par Irène Bonnaud. Fassbinder s’en est inspiré pour son film : Je veux simplement que vous m’aimiez . Marqué par ce film, Sébastien Bournac souhaite revenir au récit originel du jeune détenu pour restituer sa parole brute et en proposer une version scénique simple dans un espace épuré.
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D’après le livre de Klaus Antes et Christiane Ehrhardt, Perpétuité, les protocoles de la détention (Droits réservés)
Traduction : Irène Bonnaud (commande de traduction de la compagnie Tabula Rasa).
Mise en scène : Sébastien Bournac
Comédien : François-Xavier Borrel (création 2018/2019 : Yohann Villepastour)
Création son et vidéo : Loïc Célestin
Assistant mise en scène : Étienne Blanc
Co-production l’Usine – Centre national des arts de la rue et de l’espace public – Tournefeuille / Toulouse Métropole.
Avec le soutien du Théâtre Sorano, de la Cave Poésie, du TPN – Théâtre du Pont Neuf et du Lycée d’Enseignement général et technologique Toulouse-Lautrec.
Ce spectacle reçoit le soutien d’Occitanie en scène
Remerciement au Groupe Cahors – Fondation MAEC.
La compagnie Tabula Rasa est conventionnée par la DRAC Occitanie, par la Région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée et par la Ville de Toulouse.
Avec la participation du Conseil Départemental de la Haute-Garonne. La compagnie Tabula Rasa a bénéficié de l’aide du fonds d’urgence Toulouse Métropole en 2020.
La compagnie Tabula Rasa est en partenariat artistique avec le Théâtre Sorano [2019/22]
SOLILOQUE
écrit par Manon Ona (paru le 23/02/2019 sur Le clou dans la planche)
Sébastien Bournac travaille par pages obsessionnelles, opérant des détours, des remises à plat, des approfondissements ou des dépouillements. L’histoire de sa compagnie Tabula Rasa le montre bien, il est enclin à recréer des pièces (Music-Hall de Lagarce, trois versions) ou à explorer la même matière sous différents angles. Pour cette page-ci, son mouvement l’aura ramené à la souche de l’arbre, dont les branches étaient nombreuses – cinématographique, littéraire, psychanalytique, sociale… Au début du parcours, il y a ce téléfilm d’un cinéaste tutélaire, Fassbinder (Je veux seulement que vous m’aimiez). Cette découverte le mène aux origines du scénario, un fait divers, un meurtre commis par un certain Peter Jörnschmidt. Incarcéré, Jörnschmidt a été approché par deux psycho-sociologues dans les années 70, Klaus Antes et Christiane Ehrhardt, et leurs entretiens ont été recueillis dans un ouvrage allemand (Perpétuité, les protocoles de la détention). Sébastien Bournac choisit dans un premier temps d’y ajouter une pierre théâtrale et passe, pour la saison 2016, une commande au dramaturge Jean-Marie Piemme ; Peter y devient Carlos (J’espère qu’on se souviendra de moi). La pièce est conséquente, elle offre sept rôles. L’histoire ne s’arrête pas là. Revenant à la première source – la parole du détenu, dont une nouvelle traduction est commandée à Irène Bonnaud – Sébastien Bournac la fait porter par un jeune comédien toulousain, Yohann Villepastour*, et décide de créer ce monologue auprès des lycéens. Avant de rejoindre l’écrin de la Cave Poésie.
« On m’a mis dans le rôle du raté »
Une analyse a cours sous nos yeux, une introspection et un voyage dans l’enfance, l’adolescence, puis les problématiques d’un jeune adulte des années 60. Peter Jörnschmidt revisionne sa vie, depuis cet instant de bascule où elle s’est arrêtée. Probablement aiguillé par les questions (non rapportées) des psychosociologues, le détenu raconte, de façon chronologique, l’implacable enchaînement de ce qui pourrait passer pour des aspérités assez communes, peu joyeuses mais banales – pas de ces failles décisives qui régaleraient Freud, plutôt un chemin parsemé de petits cailloux pointus, de ces cailloux qui rentrent dans la chaussure et creusent leur plaie. Parmi lesquels, les ambitions déçues d’un père, qui s’infectent en désaveu du fils, puis en perte de confiance en soi. Pour une vie sans Youkali.
La vie est un traquenard
C’est un engendrement continu, en pente douce. Le meurtre pourrait être exposé d’emblée, comme une piqûre pour exciter l’imagination du public, mais non, trop facile. Ce serait trahir le sens de ce parcours. Yohann Villepastour* déroule l’humble fil de cette existence, ramenant le geste fatal à ce qu’il est : une étape imprévue mais prévisible, pas après pas, virage après virage. Une conclusion dérisoire. Sébastien Bournac confronte ici le public à une ascèse, d’une tragique simplicité ; ce choix se ressent d’autant plus que le thème du déclic meurtrier a une dimension racoleuse, complètement bannie ici. Revenu à la souche, le metteur en scène revient également à l’os de la création : une petite forme, un comédien seul, entièrement concentré sur le dire ; un dispositif scénique proportionnellement très présent mais fixe. Ce resserrement réussit à tout le monde. Yohann Villepastour* offre ici un magnifique travail de disparition. C’est un soliloque comme on en voit rarement : une légère amplification sonore autorise l’acteur à parler comme en lui et pour lui. Les bases du travail vocal, qui consistent à porter la voix, sont ici trahies au profit d’une intimité hypnotique. Côté interprétation, pas d’ascenseur émotionnel, aucun écart de registre, le personnage se construit dans une forme de naïveté, de modestie, d’innocence première face aux aléas de la vie. Libérée de tout surlignage, la chose exige d’engager pleinement son écoute de spectateur. La proximité permet de se river au comédien, et parfois, de s’échapper à travers les divers écrans disposés derrière lui. La proposition vidéo, mélange de prises de vue directes (synchronisées ou décalées) et de brefs films, ouvre ainsi des portes, en complémentarité avec cette ascèse théâtrale. Certaines donnent sur un mur : quand le visage de Yohann Villepastour s’y duplique, en gros plans diffractés. Quelle vérité de l’être ? De son histoire ? Des étapes de sa vie, quand le présent du comédien fait arrêt sur image, quand la vidéo nie l’écoulement du temps ? D’autres prises, plus oniriques, fournissent de fausses ouvertures : on croit à l’issue, mais les plans s’installent, répètent leur motif, ou se figent. C’est l’impasse. Un piège théâtral exigeant pour le public, mais très réussi.
*Yohann Villepastour interprétait le rôle lors de la première création de la pièce.
À Vie
Chronique de Sarah Authesserre pour Radio Radio – 1er février 2021
Qu’est-ce qui fait qu’au cinéma, au théâtre ou en littérature, sans qu’on ne sache consciemment pourquoi, certaines histoires vous renvoient sensiblement à vous-mêmes, touchant quelque chose de profond en vous ? Cela n’est pas toujours plaisant mais c’est en tout cas, semble-t-il, une des missions de l’art : aller vous chercher pour vous questionner intimement.
Le metteur en scène Sébastien Bournac, également directeur du théâtre Sorano à Toulouse, ne cesse de revenir sur un récit de vie qui le fascine, comme il fascinait dans les années 70 le cinéaste et metteur en scène allemand Rainer Werner Fassbinder : le cas Peter Jörnschmidt. De l’histoire de ce jeune homme condamné à perpétué, Fassbinder en tira le téléfilm Je veux seulement que vous m’aimiez. On dit qu’il voyait dans la figure de cet être malaimé, à l’existence écrasée de frustrations et de ressentiments enfouis, un frère, son double. Sébastien Bournac s’est saisi une première fois de la trame du téléfilm allemand pour créer en 2016 la pièce pour sept comédiens J’espère qu’on se souviendra de moi, mais par la bande, via un texte commandé au dramaturge Jean-Marie Piemme.
Aujourd’hui, avec À Vie, le metteur en scène toulousain s’attaque frontalement au récit de Jörnschmidt, en puisant à l’origine de l’origine : un ouvrage entre sociologie et psychiatrie de Klaus Antes et Christiane Ehrhardt dont Fassbinder s’était inspiré. Traduit de l’allemand par Irène Bonnaud à la demande de Sébastien Bournac, ce reportage judiciaire intitulé en français Perpétuité, les protocoles de la détention fait état de confessions de détenus et constitue à la fois une analyse clinique sur les cas de meurtriers condamnés à perpétuité et une enquête sur les conditions de vie en prison. C’est ici qu’apparaît le témoignage de Peter Jörnschmidt, celui par qui le cinéma et le théâtre arrivent. Formellement aussi, Sébastien Bournac revient à un principe de nudité, en confiant à un seul comédien cette parole brute : François-Xavier Borrel, au regard intense. Pourtant, c’est d’abord sa voix que l’on entend dans la pénombre.
Pas de suspens, pas de doute, on sait dès le début, que cet homme est condamné, qu’il nous parle depuis la prison. Il a 30 ans en 1968, au moment de sa confession. Le spectateur aura vite fait le compte : le jeune homme est un enfant de la guerre. Sa mère avait d’ailleurs épousé en première noce, un nazi. On pourrait rêver mieux comme départ dans la vie. Peter Jörnschmidt ne s’élèvera guère. D’une enfance banale et sans relief, battu par son père, négligé par sa mère et moqué par ses camarades de classe, et jusqu’à l’âge adulte où il cherchera désespérément la reconnaissance et l’amour des siens, étouffant ses cris de révolte, sa vie ne sera qu’une accumulation de frustrations et de contraintes, une lente et inexorable descente silencieuse vers l’irréparable, le meurtre.
Sur le plateau, dans une adresse intime que trouble légèrement l’amplification sonore, conférant au comédien une voix spectrale appropriée, de parloir, la parole se livre avec minutie. Les souvenirs se racontent dans les détails les plus anodins : les origines familiales, la fratrie, l’enfance, l’école, et déjà les appels vers le large, la liberté. Plus tard, viendront la première expérience sexuelle, puis inévitablement le mariage, l’enfant, le travail, les heures supplémentaires, les dettes, les traites, le travail, les heures supplémentaires, les dettes, le travail… Soit le cercle vicieux du mirage social, du conformisme étriqué, sans éclat, sans couleurs, sans panache. Le parti-pris de l’interprétation est l’absence de psychologie, la distance. Une distance instaurée d’ailleurs par le dispositif scénique. Des écrans de différents formats rediffusent sur le plateau le visage du comédien filmé en direct, en cadrage serré, ici de profil, là de face, ici un œil, là, la bouche. Autant de plans kaléidoscopiques d’une même personnalité morcelée, complexe, insaisissable.
Entre la proximité physique et la distanciation, le spectateur est happé par cette bouche d’ombre qui dit le ratage de toute une vie. « C’est comme ça » en serait le leitmotiv. Un ratage qui s’instille lentement, dans chaque étape de l’existence, dans le corps, dans le geste, comme celui d’offrir des bouquets de fleurs toujours plus gros, successivement à la mère, à la fiancée, à l’épouse, pour pallier une parole qui voudrait hurler l’absence d’amour. C’est paradoxalement enfermé dans sa cellule, que le jeune homme se libérera du poids des non-dits.
Quant à Sébastien Bournac, peut-être n’a-t-il pas fini de creuser le sillon Peter Jörnschmidt, à la recherche de quelque reflet de lui-même dans ce portrait dans lequel se reconnaissait tellement Fassbinder. À Vie est, en tout cas, le miroir d’une société qui a sacrifié les sentiments et l’accomplissement de soi sur l’autel de l’argent et de la réussite sociale. La pièce dont les représentations publiques devaient avoir lieu les 21 et 22 janvier 2021 à l’Usine à Tournefeuille, bénéficiera de séances de rattrapage puisqu’elle sera à l’affiche du Théâtre du Train Bleu, lors du festival off d’Avignon, en juillet prochain. Tragédie lumineuse, elle est d’un noir révélateur.
J’aurais mieux fait de ne pas jouer au grand homme
Ecrit par Pierre Lesquelen (paru dans IO La Gazette des Festivals le 18/07/2021)
Les témoignages de criminels ordinaires ne manquent pas sur la scène contemporaine. Nous nous souvenons par exemple de « L’avenir dure longtemps », spectacle marquant présenté aux Doms en 2017, où l’innommable se frottait déjà à la parole architecturée et analytique de Louis Althusser. Dans «À Vie», Sébastien Bournac (directeur du Théâtre Sorano à Toulouse) renouvelle le genre de la confession noire grâce à un dispositif scénique passionnant qui inaugure une nouvelle politique de l’adresse.
La singularité du parti-pris est d’autant plus sensible dans la toute petite salle du Théâtre du Train Bleu. Cinq écrans sont disposés en labyrinthe, formant à la fois un panoptique voyeur et un kaléidoscope qui éparpille l’image. La parole de Peter Jörnschmidt est transmise singulièrement par le remarquable François-Xavier Borrel, qui tord son apparente rationnalité, sa logique implacable et extériorisante par une intériorité constante, un trouble secret qui flotte sous les mots. Le dispositif scénographique creuse davantage de suspensions. D’abord par le contraste entre ce visage démultiplié qui nous regarde, comme si son impassibilité inébranlable souhaitait conquérir le visible, et ce corps en retrait qui ne s’adresse plus à personne. Ainsi, Sébastien Bournac coupe court aux modalités habituelles du témoignage sur un plateau, donnant à percevoir cette parole hors de l’empathie problématique que suppose un certain théâtre intime.
Par ailleurs, ce corps qui s’abrite creuse un écart insondable entre le réel sans mots qu’il renferme et le simulacre sporadique des images, béance grâce à laquelle un trouble saisissant émerge. La création sonore et vidéographique de Loïc Célestin ouvre elle-aussi un autre régime d’intelligibilité. Elle sème une ambiguïté sur la temporalité du spectacle que nous regardons : le témoignage est-il pré-enregistré (car les dates qui s’affichant sur les écrans semblent prévues d’avance) ou complètement performatif ? Ses silences et ses tremblements épisodiques menacent effectivement le dispositif. Dès que la parole redevient frontale, le corps disparaît immédiatement dans les limbes du plateau. Les images grésillantes et grises, loin d’illustrer et d’exhiber, font chuter elles-aussi le sens. Ainsi, Sébastien Bournac parvient à refaire du théâtre le lieu d’un froissement de la parole. Et c’est bien pour cela que son esthétique est politique, car dans notre société d’épanchement de l’intime et de fascination voyeuriste pour la parole criminelle, elle redonne au témoignage une limpidité inexpliquée.
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