Au cœur même d’une existence routinière et âpre, pleine du vacarme assourdissant d’une bretelle d’autoroute et de misère sociale, un chien qui parle (parce que c’est possible au théâtre), casse-cou et plutôt roublard, déboule dans la vie de Roger, portier désabusé d’un grand hôtel qui vit seul dans sa caravane depuis que les services sociaux lui ont retiré la garde de sa fille.
Ensemble, avec beaucoup de lucidité, d’insolence et de fantaisie, ils regardent le monde, s’éprouvent méchamment et s’apprivoisent, et surtout retrouvent, même en plein marasme, l’urgence d’exister.
Mais au fond, l’histoire, on s’en fiche.
Elle n’est qu’un prétexte.
À travers cette parabole quelque peu foutraque et déglinguée, Jean-Marie Piemme retrouve la force satirique salutaire d’un théâtre qui révèle la véritable nature des rapports de force et démonte les mécanismes des pouvoirs qui règlent notre quotidien.
Dans une société en panne, il fait entendre une parole désacralisante et jubilatoire qui se joue joyeusement du mensonge des gouvernants, de l’hypocrisie et du cynisme des puissants, des logiques déshumanisées des administrations…
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Texte de Jean-Marie Piemme
Mise en scène, scénographie : Sébastien Bournac
avec Régis Goudot et Ismaël Ruggiero
Percussions et espace sonore : Sébastien Gisbert
Décor et régie générale : Gilles Montaudié
Lumière : Philippe Ferreira
Costumes et masque : Noémie Le Tily
Production : compagnie Tabula Rasa.
Coproduction : Scène Nationale d’Albi, Théâtre d’Aurillac, Scène conventionnée.
Accueils en résidence dans le cadre du dispositif FABER de la Région Midi-Pyrénées : SMAD – Cap’ Découverte / Maison de la Musique (Le Garric) ; CIRCa – Pôle National des Arts du Cirque (Auch) ; L’Usine – Scène conventionnée pour les arts dans l’espace public (Tournefeuille / Toulouse Métropole). Avec le soutien du Théâtre Le Vent des Signes.
La compagnie Tabula Rasa est conventionnée par la DRAC Midi-Pyrénées, par la Région Midi-Pyrénées et par la Ville de Toulouse.
Sébastien Bournac et la compagnie Tabula Rasa sont en compagnonnage artistique avec la Scène Nationale d’Albi. Le Groupe Cahors – Fondation MAEC participe depuis 2005 au développement des projets de la compagnie Tabula Rasa.
Le texte de la pièce est édité chez Actes-Sud-Papiers.
Alors que le théâtre de Cahors se remplit doucement et que les spectateurs s’installent en ce jeudi soir pluvieux, les interprètes de la pièce «Dialogue d’un chien avec son maître» sont déjà sur scène. Les trois compères de la Cie Tabula Rasa «s’échauffent», entament des pas de danse saccadés, tapent sur les longs tubes des échafaudages avec de vieilles espadrilles, tout cela en cadence.
Dans un décor dépouillé et quelque peu miteux (vieux sofa décati, boîtes de conserve éparses, lustre pendouillant relique d’un passé glorieux révolu), tout concourt à donner une impression de misère et d’abandon. Puis soudain, l’histoire démarre et pendant 1h 50, les comédiens alterneront longs monologues, dialogues «aboyés», confidences, révoltes et apitoiements. Plusieurs intermèdes musicaux, avec un Sébastien Gisbert virevoltant aux percussions, viendront illustrer certaines parties ou concourir à créer une ambiance de rébellion.
Cette pièce de Jean-Marie Piemme fait la part belle aux comédiens en leur mettant en bouche des dialogues savoureux sur fond de satyre sociale. Affublé de plusieurs masques successifs de chiens, Ismaël Ruggiero, qui «aurait bien voulu être Croc Blanc ou Milou», multiplie les facéties sur scène et se permet quelques imitations de nos deux derniers présidents de droite. Il cherche à amadouer le revêche et désenchanté Régis Goudot, portier d’un palace, en proie à une déchéance morale et physique. Dans sa façon de jouer et son phrasé, sa gouaille et sa présence sur scène, il fait parfois penser à feu Michel
Simon. Régis campe ce personnage de père à qui l’on a retiré la garde de sa fille et cherche à la récupérer avec l’aide du toutou, malgré lui. Fortement apprécié par le public très nombreux, certains spectateurs se sont même levés pour applaudir longuement le trio à la fin dé la représentation.
La création de Sébastien Bournac avait été programmée au Sorano avant même de savoir que ce dernier serait le nouveau directeur du théâtre (à partir de janvier). C’est dire si ce « Dialogue d’un chien avec son maître… » était attendu au tournant. Finalement, le retour en ces lieux d’un vrai théâtre d’acteurs et celui, plus apprécié encore, du comédien Régis Goudot sur les planches du Sorano, est l’avant-goût savoureux d’un menu qu’on a hâte de découvrir.
C’est l’histoire d’un homme qui vit comme un chien, rongeant son frein dans la solitude d’une caravane. C’est l’histoire d’un chien errant à qui il ne manque plus rien pour être le reflet de l’homme puisqu’il a la parole. Aussi, quand ils se rencontrent, un matin comme un autre, que se disent‑ils ? Des récits d’humanité, bien sûr. D’humanité abîmée, blessée, meurtrie au quotidien par les injustices sociales, les humiliations de classe, les saloperies diverses et variées que seul l’homme est capable de faire subir à son prochain, dédouané par son génie, sa sagesse et son esprit sans égal dans l’univers. Bref, l’homme est un loup pour l’homme, on le savait. Il l’est quelquefois aussi pour le chien, compagnon d’infortune embarqué malgré lui dans la grande marche désespérée du monde.
De ce texte, Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis, on aurait pu craindre du normalien Bournac qu’il ne retienne que l’essence philosophique, se régalant de toutes les références aux Lumières annoncées dans le titre, poussant les murs de la pensée, et jouant au sémiologue fou, excité par tout ce qu’un échange mi-humain mi-canin ouvre comme interprétations gigognes… en oubliant finalement un peu le théâtre.
Il nous prouve ici le contraire. L’espièglerie générale, la légèreté des mots sous l’épaisse noirceur des thèmes abordés (un peu comme chez Caubère, programmé juste avant dans la saison), l’ironie toute belge de l’auteur Jean‑Marie Piemme, gangue nécessaire pour la crasseuse tristesse et la cruauté des personnages, voilà ce qui semble d’abord avoir enchanté le metteur en scène, au point d’offrir à ses acteurs un beau morceau de tragi-comédie, à partager avec le public.
Le retour de Régis
Et le public se délecte. Du personnage de Roger d’abord : portier âgé mal léché, barbu et fagoté, auquel les services sociaux ont retiré sa fillette de 8 ans. Un bel os à ronger pour Régis Goudot, peu coutumier des rôles de vieilles carcasses. Rappelez-vous : Don Juan, Cyrano, Rimbaud ou le Frigo de Copi : que des êtres sautillants, aériens, en mode séduction, bien loin de ce vieux bougon au pas lourd, à la voix rauque, et aux gestes plombés par la lassitude. Il y a quelque chose de touchant, et même de bouleversant, à découvrir le comédien crédible dans ce registre, vieilli pour les besoins du rôle, face à celui qui incarne désormais le « jeune virevoltant ».
Lui s’appelle Ismaël Ruggiero. Il est le cynique nommé Prince, chien philosophe qui dort non dans un tonneau, mais dans des poubelles en laiton. Son jeu, construit en opposition à celui de Me Goudot, nous ramène à toute une tradition du théâtre populaire, réveillant les pirouettes d’un Arlequin facétieux ou les leçons du valet finaud chez Molière. La rencontre des deux est jubilatoire et rappelle le face-à-face Laurent Pérez-François‑Xavier Borrel dans l’Apprenti, déjà mis en scène par Bournac, en 2012. On y goûte le même plaisir des comédiens à se partager un bout de plateau, dans la tendresse d’une amitié naissante, mais aussi dans la détresse d’une altérité encombrante. Car on dira ce qu’on veut : au théâtre comme ailleurs, le jeu a besoin du nous. De sa complicité comme de sa rivalité.
Un théâtre « élisabéthain » tourné vers le public
Et puis, il y a ce masque de chien qu’Ismaël promène avec lui répondant à la livrée de portier de Régis : deux instruments d’un théâtre de tradition fichés dans la plaie d’un texte écrit en 2008. Si l’on y ajoute une pincée de baroque (le lustre au-dessus du canapé défraîchi), un zeste de cinéma années 50 (l’enseigne lumineuse « Home » fixée au chambranle du décor), les séquences d’imitation (Sarkozy, Chirac, pourquoi pas Hollande ?), références à un genre scénique très populaire aujourd’hui, et la bande-son livrée par l’excellent batteur Sébastien Gisberg offrant un goût de métal à cet ensemble entre le paradoxal et le fantaisiste, on obtient ce « théâtre populaire d’aujourd’hui » que Bournac appelle de ses vœux. Un théâtre « élisabéthain » tourné vers le public, mais privilégiant les écritures actuelles, un théâtre dirigé tout entier vers l’acteur mais sensible aux engagements des auteurs. Un théâtre de synthèse entre l’Histoire et le contemporain, qui traite de sujets délicats dans la complicité et pas dans l’affrontement. Et pour l’instant, entre la Danse du diable de Philippe Caubère et ce Dialogue à la sauce Bournac, c’est un sans-faute dans la saison 2015-2016.
Avec un titre pareil, il fallait s’attendre à une pièce incisive. «Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis», de Jean-Marie Piemme, ne nous laisse pas sur notre faim. Elle a de quoi se faire les dents. Dialogues truffés d’insolence, mais aussi de frustration, colère, roublardise, renoncement, rage, insoutenable poids des choses qui peut aussi se transformer en légèreté : c’est assaisonné, servi brûlant et il y a en a pour tous les goûts.
L’histoire ? Dans une caravane, dans un no man’s land de bord d’autoroute préfiguré par un décor de broc et de ferraille, avec le mot «Home» sur plombant le tout, vit Roger, portier dans un hôtel de luxe, revenu de tout et surtout de lui-même. Et triste parce qu’il a perdu la garde de sa petite fille. Face à lui, ou plutôt tournant autour de lui comme un autour d’un bel os à ronger, un chien. Malin, roublard qui parle (on est au théâtre) et qui pour l’apprivoiser va le prendre par la bande, en l’incitant à récupérer sa petite-fille. Le combat est âpre et amer. La joute oratoire tendue. Au fond, chacun veut apprivoiser l’autre mais l’homme ne le reconnaît pas, il ne veut pas d’ami. Il n’est plus tout à fait homme, il a quitté la meute des humains. Le chien, lui, est l’homme des deux : il a de la suite dans les idées, ne lâche pas le morceau…
Deux caractères, deux attitudes deux oppositions, servis par deux comédiens, au jeu différent,, collé au personnage. Régis Goudot, le portier, incarne la colère, l’aigreur, le renoncement. Son geste sait se faire violent, sa voix, aux intonations pourtant douces, carnassière. Les adresses au public sont nombreuses comme dévoilant de face son côté obscur. Ismaël Ruggiero est le chien, vif, roublard, lucide, souple, le regard aussi malin que la repartie, poussé par la porte, revenant par la fenêtre… Troisième personnage de la pièce, le percussionniste Sébastien Gisbert, époustouflant de virtuosité et de précision et dont la musique, plus encore qu’un gong, marque chaque round de ce match ou il n’aura pas de vaincu. Frappant et mordant.